Solitude et maladie d’Alzheimer
Pourquoi la solitude? Parce que, face au déclin cognitif, elle apparaît, de plus en plus, comme un élément de risque majeur.
Parce que, quand survient la maladie, le maintien ou la restauration du lien social doit se situer au cœur de toute stratégie d’accompagnement et de soutien.
Qu’est-ce que la solitude?«Parler de solitude, ce n’est pas toujours parler de personnes seules et, à l’inverse, parler de personnes seules, ce n’est pas forcément approcher la solitude.
La solitude ne s’apprécie pas à l’aune de l’isolement: c’est un sentiment plus qu’une caractéristique.
On peut être isolé de multiples manières:
géographique, sociale, affective,
mais on sentira éventuellement la solitude sans qu’aucun des critères d’isolement ne soit présent.»(Michèle Dion, Gérontologie et société, juin 2016).«
L’isolement décrit l’absence de contact social, c’est-à-dire de contact avec des amis, des membres de la famille, d’implication dans la vie locale ou l’accès à des services. En d’autres termes, l’isolement social est un état objectif, mesurable par le nombre de contacts qu’a une personne.
La solitude diffère de l’isolement social. C’est un état subjectif. Certaines personnes se sentent seules même si elles ont des contacts réguliers avec d’autres personnes; d’autres ont peu de contacts, mais ne se sentent absolument pas seules.
La solitude émotionnelle est l’absence d’un «autrui significatif»(significant other)avec qui former un attachement émotionnel.
La solitude sociale est l’absence d’un réseau social d’amis, de voisins ou de collègues.
En Angleterre, un référentiel du ministère de la Santé(Adult Social Care Outcomes Framework-ASCOF)intègre, pour la première fois, une mesure de l’isolement social, qui devient un critère de performance pour les autorités locales.»Alzheimer’s Society. Dementia 2013: the hidden voice of loneliness.Avril 2013.www.alzheimers.org.uk/site/scripts/download_info.php?fileID=1677(texte intégral).Ces définitions, ou cesmisesen garde,nous permettentde mesurer l’extrême complexité d’une problématique qui se trouve aujourd’hui au carrefour de toutes les réflexions sur les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.La solitude traduit une double vulnérabilité: celle de la psyché (la solitude est une maladie de l’âme) et celle du corps social (la solitude est une maladie de la société).
I. UNE MALADIE DE LA PSYCHEReportons-nous douze ans en arrière: la doxa du début des années 2000 nous enseigne que la maladie se réduit –c’est évidemment un peu caricatural -à un dysfonctionnement cérébral, lié à l’accumulation de plaques amyloïdes et/ou de protéine tau. La recherche se focalise donc sur une course à la molécule-miracle qui mettrait fin à cet artefact.La première fois, dans la revue de presse, où la psyché apparaît clairement comme un déterminant de la maladie, c’est en février 2007.
«Les personnes âgées confrontées à la solitude auraient deux fois plus de risque de développer la maladie. C’est ce qui ressort d’une étude menée par des chercheurs de l’université Rush, à Chicago, et publiée dans lesArchives of General Psychiatry. L’équipe du Pr Robert Wilson a suivi huit cent vingt-trois personnes âgées pendant quatre ans et leur a soumis un questionnaire sur leur sentiment de solitude. A chaque réponse une note. Lasolitude pourrait affecter des parties du cerveau en relation avec la connaissance et la mémoire.www.tf1.lci.fr, 12 février 2007; Arch Gen Psych, Wilson RS et al, février 2007; Le Figaro, 9 février 2007.I-1. La psyché comme théâtre du troubleI.1.a. Une maladie de l’êtreLa maladie d’Annie Girardot (1931-2011), morte de la maladie d’Alzheimer, nous offre un exemple très parlant de ceteffacement de l’être:«La fille d’Annie Girardot, Giulia Salvatori, avait déclaré le 21 septembre «2010, à l’occasion de la Journée mondiale de la maladie d’Alzheimer: «elle a largué les amarres (…). Maman ne se souvient pas qu’elle a été actrice»(Le Parisien).Anne Jeanblanc écrit: «apprendre que cette femme avait désormais oublié sa carrière de comédienne, qu’une immense partie de sa vie disparaissait de sa mémoire, donnait une dimension redoutable à l’inexorable fuite en avant de cette maladie». Depuis 2006, Annie Girardot avait dévoilé le mal qui la rongeait.Quand on lui expliquait qu’elle avait tourné plus d’une centaine de films, elle répondait que ce n’était«pas possible»; elle pointait un doigt sur sa tempe et le tournait comme pour dire«vous êtes zinzin».www.lepoint.fr,www.lexpress.fr,www.commeaucinema.com,1ermars 2011.www.lemonde.fr,2 mars2011.www.ozap.com,www.lejdd.fr, www.leparisien.fr,28 février 2011.
Le Parisien,21 septembre 2010.Richard Taylor, docteur en psychologie vivant avec les symptômes de la démence depuis plus de dix ans (mort en 2015), écrit à propos des activités de réminiscence: «Je crois que la démence est d’abord et surtout le résultat de notre attention qui va de guingois(attention gone awry).
Lorsque nous perdons notre concentration consciente, notre cerveau se remplit rapidement de ce que nous avons perdu, quelque chose qui rappelle le passé, parfois le cerveau y arrive, parfois il envoie des messages mitigés (…)Le cerveau se met en pilotage automatique».Taylor R.Alzheimer’s From the inside out. Reports from between the ears and the heart and spirit of Richard Taylor, a person living with the symptoms of dementia.Novembre 2011. www.richardtaylorphd.com;Thierry Gallarda, psychiatre, psychothérapeute, décrit ce qu’il appelle «les fondamentaux de la maladie: «chape de la solitude, peur de la mort et tristesse d’abandonner les siens, douleur de vieillir dans son âme et dans son corps, effroi de la rencontre avec ces maladies qui provoquent une dégénérescence du cerveau jusqu’à la perte inéluctable du sentiment de soi, tentation de la dépression et de la régression voire d’une mort volontaire(…)».
«L’identité de la personne est ébranlée, ajoute Jacques Gaucher, professeur de psychologie à l’UniversitéLyon-2: «l’annonce de la maladie d’Alzheimer est particulière en ce sens qu’elle
p. 3Solitude et Maladie d’Alzheimer –décembre 2004 à novembre2016DOSSIER THEMATIQUE –décembre 2016 –N°4véhicule le spectre de la “démence”. Ce vocable est aujourd’hui proscrit parce qu’il est insupportable pour la société. Mais, la personne concernée, ses proches, ne sont-ils pas confrontés à la “double peine” d’être exposés à ladémentification, la perte d’identité plus ou moins rapide et inéluctable et, dans le même temps, à l’interdit d’en dire quelque chose. ».www.espace-ethique-alzheimer.org/universitedete2013_programme.php,juin 2013.Le psycho-pathologue Jean-Marc Talpin approfondit encore la description clinique de la maladie«Les problèmes moteurs de déplacement, de préhension conduisent le sujet à faire l’expérience de la perte de pouvoir sur lui-même, sur son propre corps, éventuellement sur les autres, avec éventuellement une blessure narcissique. Il dépend fondamentalement des autres. «Ceci comporte des risques d’isolement à deux égards: soit parce que la famille ou les professionnels ne déplacent pas le sujet selon ses désirs, lelaissant dans un coin pour de longues durées; soit parce que le sujet lui-même préfère s’isoler, en particulier du fait de sentiments de honte causés par sa dépendance ou de difficultés de communication.» Les difficultés sensorielles peuvent aussi conduire à un isolement important: d’une part en raison de la baisse, voire de la disparition des perceptions, qui conduit à un sentiment d’insécurité et à un isolement relationnel;d’autre part en raison d’uneinterprétation de persécution: la difficulté deperception est attribuée à une intention malveillante des autres (pourquoi font-ils exprès de parler bas?), ou à des angoisses archaïques, l’environnement devenant porteur de menaces que le sujet ne peut plus voir ou entendre venir.» (…). Il décrit enfin contraire l’expérience d’une solitude faite de vide, d’absence, d’abandon, de déréliction.»Talpin JM. Être seul: avec ou sans autre(s)? Gérontologie et société2016; 38(149): 79-90. Juin 2016.www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2016-1-page-79.htmGérard Depardieu incarne un gardien de maison atteint de la maladie d’Alzheimer. Le film du réalisateur français Bruno Chiche, est une adaptation deSmall World, roman de l’auteur zurichois Martin Suter. Pour Ghrania Adamo, deswissinfo.ch,«l’œuvre touche par son sujet mais pas par le jeu de l’acteur», et il manque «la part de fiel» de Martin Suter, «qui donne une épaisseur à son écriture». Bruno Chiche s’en défend: «je ne fais pas une transposition exacte du roman. Ce qui m’intéresse, c’est la maladie d’Alzheimer de Conrad, cet effritement de la mémoire qui est tragique mais en même temps salvateur car il vous allège la vie et vous libère en quelque sorte. Je trouve que, sur ce plan-là, Martin Suter a fait un excellent travail. Il me rappelle de grands auteurs comme Thomas Mann et Thomas Bernhard. L’un et l’autre ont su donner, respectivement dansLa Montagne magiqueetLe neveu de Wittgenstein, une saveur romanesque à une vie hors du temps, à un isolement provoqué par la maladie». «Je suis moi-même très sensible à cette expérience de l’extrême que j’ai vécue assez longtemps dans un hôpitalà la suite d’un accident, poursuit le cinéaste. J’ai donc relu à cette occasionSmall World;c’est de là que m’est venue l’envie de le porter à l’écran». Bruno Chiche a choisi Gérard Depardieu «en raison de ce qu’il représente psychologiquement pour lerôle. Il est un peu cousin du héros, dans ce sens qu’il vit aujourd’hui dépouillé de toute forme d’ego. Pendant le tournage, il parlait beaucoup de la mort de son fils et de celle de quelques proches. Comme son personnage, Depardieu donnait l’impression de flotter entre deux mondes, le présent et le passé».www.swissinfo.ch,18 avril 2011.I-1-b. Une maladie du faireUne étude de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer identifie les différentes formes de dépendance liées à la maladie: «pour la personne malade, une dépendance corporelle, relationnelle, économique et physique(…). À un stade évolué, la maladie affecte la liberté d’agir pour soi et pour les autres, elle met en péril l’expression, la faculté de compréhension et la décision.»www.fondapol.org/fondapol-tv/colloque-%C2%AB-ou-ai-je-la-tete-%C2%BB-videos/,27 octobre 2011.
p. 4Solitude et Maladie d’Alzheimer –décembre 2004 à novembre2016DOSSIER THEMATIQUE –décembre 2016 –N°4Le Collectif inter-associatif « Combattre la solitude des personnes âgées » a confié au CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) une étude qualitative visant à apprécier l’impact des interventions bénévoles sur l’isolement et la perte d’autonomie des personnes âgées.«Les situations d’isolement et de perte d’autonomie qui ont pu être observées dans le cadre de cette étude révèlent à quel point les incapacités croissantes à “faire par soi-même”, associées au délitement plus ou moins progressif ou brutal du tissu relationnel, modifient en profondeur la relation au monde (l’habitus) des personnes âgées, ainsi que les repères et relais structurants qui leur permettent d’affronter au quotidien la vie à domicile. La perspective de ne plus pouvoir vivre chez soi impacte l’état physique, psychologique et émotionnel des personnes âgées et fait émerger un besoin croissant de disposer d’un réseau relationnel pour y trouver soutien et appui.»Galdemar V et Gilles L
.Étude qualitative des effets de l’intervention bénévole sur l’isolement et la perte d’autonomie des personnes âgées. Rapport transversal.CREDOC. Octobre 2013.I-1.c
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